Tous ceux qu’elle croise sont ses amis, « mes compagnons de route » comme elle aime à les appeler. Elle adore engager la conversation, prendre de leurs nouvelles, échanger quelques mots de camaraderie. Elle apprécie particulièrement les blagues de Hassan, à qui elle ne manque pas de glisser quelques dirhams en guise de récompense. À la fin de chaque échange, elle prononce toujours cette phrase qui la rend profondément attachante aux yeux de tous : « Tu salueras ta mère de ma part. ».
Sa mère, comme son père, sont morts depuis longtemps. Elle est la seule de sa famille à vivre encore dans la même maison, dans le même immeuble, dans le même quartier, depuis sa naissance, il y a presque un siècle.
La plupart de ses coreligionnaires ont quitté le pays. Après l’indépendance du Maroc, environ 250 000 Marocains de confession juive ont quitté leurs villes et villages pour refaire leur vie dans un nouveau pays, Israël. À la fin des années 60, seuls quelques centaines sont restés, aujourd’hui ils sont environ 3 000. Ma vieille voisine fait partie de ceux-là.
Quand on lui demande pourquoi elle n’a pas cédé à la tentation sioniste, elle répond toujours avec un sourire en coin : « Que veux-tu que j’aille foutre là-bas ? » Et elle ajoute avec plaisir : « La vraie question, ce n’est pas pourquoi je suis restée, mais pourquoi sont-ils partis ? » Apparemment, le chant des sirènes du sionisme n’a pas réussi à l’attirer vers cette terre sans peuple pour un peuple sans terre. « Je suis du sud, moi. Mes ancêtres étaient là bien avant l’arrivée des Arabes d’Arabie, avant les Séfarades d’Andalousie. La seule terre que Dieu m’a promise, c’est celle où je suis née et où je vais mourir. Une terre Amazighe. Plus marocaine que moi, ce n’est pas possible ! ».
Depuis mon retour à Rabat, après un an d’absence, j’ai croisé ma vieille voisine en sortant du tramway. Contente de me revoir, elle me lance après les salutations d’usage : « La neige a pris son temps cette année chez vous, le Canadien. » J’ai répondu que quelque chose de bien plus grave prenait aussi son temps ailleurs dans le monde. Je n’avais pas besoin d’en rajouter pour la faire réagir : « Je n’y connais rien en politique, mais ce qui se passe au Moyen-Orient, dépasse la politique… c’est la fin de quelque chose ! On n’affame pas délibérément tout un peuple sans en subir les conséquences. On sait ce qui arrive à ceux qui ont déjà tenté de faire disparaître un peuple : la main de Dieu est au-dessus de la leur. » Elle a prononcé la dernière phrase, tirée du Coran, avec des yeux presque en larmes. Elle en avait gros sur le cœur. Elle n’a jamais été sioniste, provoquant le désarroi de plusieurs membres de sa famille dont un frère, enterré en Israël.
Mais ma vieille voisine n’a jamais vu venir un tel massacre : « Comment Israël peut-il aller aussi loin dans l’horreur et survivre ? Un génocide, tu te rends compte… ? »
Elle avait le regard d’une femme trahie et profondément déçue. Sans être sioniste, elle confie que sa pensée va autant pour les victimes palestiniennes que pour ceux et celles qui, de bonne foi, ont cru à la possibilité d’un rêve et qui se retrouvent aujourd’hui prisonniers d’un état qui ne sait que tuer, détruire, affamer tout un peuple en leur nom : « La Palestine se relèvera, mais pas Israël. Après une aussi grande horreur, qui voudra être associé, de près ou de loin, à un État qui a commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ? ».
Ma vieille voisine ne s’y connaît pas en politique, mais elle possède une droiture morale qui transcende les idéologies, les appartenances politiques et religieuses, ce qui explique peut-être sa remarquable lucidité. « On a profané le nom d’Abraham avec un accord qui exclut le peuple le plus concerné par cet accord, les Palestiniens. Au moins, si l’on avait d’abord reconnu un État palestinien, l’accord aurait été plus légitime. »
Je lui demande si le 7 octobre aurait pu être évité, si Israël avait reconnu depuis les accords d’Oslo un État palestinien. Elle répond honnêtement : « Je ne suis pas une spécialiste de la géopolitique, mais il me semble que la reconnaissance de la Palestine par Israël aurait été un bon pas vers la paix dans toute la région ».
Je la regarde avec un sourire qui ne manque pas de l’intriguer. « C’est toi le journaliste, dis-moi ce qui m’échappe ».
« Tu le sais autant que moi, ma chère, que depuis le 7 octobre 2023, la cause palestinienne n’est plus seulement l’affaire d’un peuple, mais celle de tous les peuples du monde entier. Nous sommes tous devenus des Palestiniens. Le génocide dont nous sommes des témoins impuissants est l’expression d’une crise civilisationnelle qui remet en question nos valeurs de paix et d’égalité. Je te rappelle qu’Israël a déclaré son indépendance la même année que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, qui affirme dans son préambule que « tous les hommes sont nés libres et égaux en droits et en dignité ». La Nakba des Palestiniens, suivie de l’établissement de l’apartheid en Afrique du Sud, sont deux évènements tragiques liés à des politiques colonialistes et suprémacistes. Hors de l’Occident, les hommes n’avaient pas le droit de naître aussi égaux en droit et en dignité. Israël n’a jamais été un vrai pays, mais une agression coloniale orchestrée depuis Balfour, une violence manifeste contre la dignité, la justice et la modernité. Isaac Rabbin, assassiné par les siens, a payé de sa vie son projet d’un accord de paix durable en reconnaissant la Palestine. Parmi tous les dirigeants israéliens, il était l’exception qui confirme la règle. Le projet colonialiste et fasciste de Netanyahou et sa clique est là depuis bien avant 1948. Depuis 1996, le « boucher de Gaza » a été élu, réélu, et réélu encore, sur la promesse de réaliser ce qu’il fait aujourd’hui : effacer les Palestiniens de la Palestine. Les accords d’Abraham ont été conçus dans ce sens, avec la complicité directe de plusieurs États arabes, qui n’ont jamais vu d’un bon œil l’établissement d’un État palestinien démocratique. La démocratie, pour eux, est leur pire ennemie, une menace. Rien dans ce contexte n’envisageait la moindre reconnaissance d’un État palestinien. Si Israël voulait réellement faire la paix avec ses voisins, il n’aurait pas, depuis 1967, au mépris du droit international, installé des colons partout sur des terres palestiniennes à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Le sionisme n’aime pas la paix. Ce n’est tout simplement pas dans sa nature… ».
Avant de conclure ma réflexion, ma vieille voisine me lance spontanément cette remarque : « Comme on dit chez nous, au Maroc : Qui la veut toute, la perd toute ».
En me quittant, elle me sert la main sans dire un mot. Après quelques pas, elle se retourne, revient vers moi et me dit à voix basse : « Adieu, Israël. ».
Mohamed Lotfi