L'Opinion Maroc - Actuali
Consulter
GRATUITEMENT
notre journal
facebook
twitter
youtube
linkedin
instagram
search


Culture

Abdeslam Kelai, social killer


Rédigé par Anis HAJJAM le Dimanche 9 Octobre 2022

Dans « Goldfishes/Poissons rouges », divers pans de la société marocaine sont décortiqués avec finesse. Le cinéaste, fidèle à sa ville Larache, y conte la vie de personnes victimes de mépris et héros de la survie. L’opus reçoit lors du dernier Festival national du film de Tanger les Prix du scénario et du rôle principal féminin (Jalila Tlemsi) ainsi qu’une mention spéciale de la critique. Rencontre.



Jalila Tlemsi et Nisrine Radi époustouflantes dans « Goldfishes ».
Jalila Tlemsi et Nisrine Radi époustouflantes dans « Goldfishes ».
Voilà un lm à projeter dans les écoles de cinéma, dans les écoles tout court. Pour sa fluidité d’écriture, pour son intelligence technique, pour sa douceur filmique, pour la panoplie de sujets sensibles qui y sont abordés. Un challenge artistique gagné haut et fort, une rude caresse administrée à une population en perpétuel contact avec la mésestime d’une catégorie biberonnée à la condescendance. D’où le titre du film qui renvoie à un bocal dans lequel évoluent les poissons rouges, ici des humains. Un foisonnement de tourments tisse une toile à la lecture aisée, poussant à la réflexion, à la remise en question : le meurtre, la légitime défense, la gêne en société, l’abandon, le harcèlement sexuel, le handicap, l’immigration clandestine…

« Pourtant, il s’agit d’un même thème : le mépris ! Une situation qu’endurent des centaines de millions d’êtres humains à travers le monde parce qu’ils sont vulnérables, pauvres, sans défense, femmes, enfants ou handicapés. C’est ce qu’on appelle chez nous « L’hogra » ! Mais ce qui m’a intéressé à raconter dans ce lm c’est comment ces gens méprisés, sous-estimés, laissés-pour- compte et invisibles sont des héros de la survie, qui arrivent du n fond de leurs situations à s’entraider pour faire face à la cruauté », explique Abdeslam Kelai qui filme avec sérénité une révolte humaine à peine déclamée, plutôt murmurée.

Stradivarius et Steinway

Des scènes vives parsèment un scénario porteur de sens, d’amertume et d’une hypothétique réconciliation, un espoir improbable. Paradoxalement, la dédramatisation est également du voyage auquel convie le cinéaste: « Oui ! Au moment le plus intense du drame des trois femmes dont je raconte l’histoire, et qui est l’imminence de la séparation, elles dansent du flamenco à leur manière sur une chanson de Federico Garcia Lorca, avec tout ce que représente Lorca de poésie mêlée à l’engagement pour les démunis. Mais c’est une danse joyeuse qui finit dans les larmes et derrière des barreaux. J’ai décidé à plusieurs reprises de m’éloigner avec ma caméra des moments les plus intenses du drame, ou alors couper le son, en postproduction, en le remplaçant par une ambiance et des effets, parce que je ne voulais pas tomber dans le pathétique. Certes, mon film cherche à émouvoir avant tout, mais mon cinéma s’adresse surtout à la conscience éveillée et sobre des spectateurs. »

Et pour orner le récit, Abdeslam Kelai s’entoure d’acteurs qui lui sont chers, fétiches de surcroît. On y croise l’excellente Jalila Tlemsi, troublante de justesse, campant un premier rôle complexe et profond. A ses côtés, l’étonnante Nisrine Radi qui se vautre avec aisance dans la peau d’une polyhandicapée. En énumérant Farida Bouazzaoui, Amine Naji, Mohamed Choubi… Le réalisateur parle d’eux en mélomane : « Je pense qu’un directeur d’acteur est comme un musicien qui sait très bien de quels instruments il a besoin pour mieux interpréter une partition. Chaque acteur est sur un instrument de musique diffèrent avec une sensibilité et un rendu différent. Pour moi, c’est nécessaire de jouer sur des instruments de musique que je connais très bien et que j’aime beaucoup pour réussir mon concert. Jalila, Nisrine, Amine et les autres, ce sont des Stradivarius et des Steinway que je connais très bien et que j’ajuste à ma guise et qui me le rendent parfaitement. »

La grande embrouille

En définitive, « Poissons rouges » met en avant trois femmes sans être un lm sur la femme, insiste le cinéaste : « La situation de la femme pour moi cristallise et résume tout le mépris que subissent les héros invisibles, anonymes et inconnus que je rencontre chaque jour et que je veux rendre visibles dans mes films. » Ce qu’apparemment public et professionnels partagent.

Lors de la soirée de clôture du 22e Festival national du lm de Tanger, « Goldfishes » repart avec trois prix et non des moindres, quoiqu’Abdeslam Kelai reste sur sa faim, évoquant d’autres trophées : « Le grand prix bien sûr ! Ou au moins le prix spécial du jury. Je suis un sévère autocritique et un cinéphile acéré et j’ai vu tous les films! Mais cette fois, il y a eu ‘’la grande embrouille’’, des présidents de chambres qui avaient des films en compétition et qui ont affecté des jurés, pas de sélection pour la compétition, un jury dont la pertinence est en question et dont des membres venaient avec une mission préétablie. Mais bon ! À la fin, c’est le seul film qui a eu trois consécrations, celui du meilleur scénario, de la meilleure actrice principale et la mention spéciale de la critique. » En attendant la conquête d’autres festivals, à l’international.



Anis HAJJAM