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​Repenser l’intelligence artificielle à partir du Sud : du système expert au caftan, une souveraineté à tisser pour le Maroc


Rédigé par Dr Az-Eddine Bennani, auteur de « L’intelligence artificielle au Maroc – Souveraineté, inclusion et transformation systémique » le Mardi 5 Août 2025

L’histoire de l’intelligence artificielle ne commence pas avec ChatGPT. Lancé publiquement le 30 novembre 2022, ce modèle conversationnel d’OpenAI symbolise l’entrée massive de l’IA dans l’espace public, académique, médiatique et commercial. Mais il ne représente pas une création ex nihilo. Il s’inscrit dans des décennies de tâtonnements, d’essais, de modèles plus ou moins performants. Parmi eux, les systèmes experts, apparus dès les années 1970, ont cherché à modéliser le raisonnement humain dans des domaines bien définis. Oubliés dans les discours dominants sur l’IA générative, ils portent pourtant un potentiel unique, surtout pour des pays comme le Maroc.



​Repenser l’intelligence artificielle à partir du Sud : du système expert au caftan, une souveraineté à tisser pour le Maroc
Pourquoi ? Parce qu’ils permettent de rendre visibles, transmissibles et respectés des savoirs complexes, culturels, artisanaux, souvent peu formalisés mais profondément ancrés. Et à ce titre, la couture du caftan marocain, savoir-faire d’exception transmis de génération en génération, offre un cas d’usage exemplaire.

Couture, broderie, coupe, finitions, sfifa, aâkad, tarz... Le caftan marocain n’est pas un simple vêtement : c’est une œuvre vivante, un savoir systémique où chaque geste est le fruit d’une transmission, d’une adaptation, d’une lecture du corps, des couleurs, des saisons et des occasions. Chaque maître artisan – chaque maâlam – porte en lui une bibliothèque de décisions implicites, forgée par l’expérience, l’œil, le toucher, la mémoire.

Dans un pays comme le Maroc, où l’intelligence pratique et l’intelligence sensible se rencontrent dans l’artisanat, il serait absurde de prétendre que l’IA générative peut saisir seule la subtilité d’un caftan fait main. À l’inverse, un système expert, conçu à partir des règles empiriques, des décisions prises par les maîtres couturiers, pourrait devenir un outil d’aide à la transmission, à la formation, à la valorisation, sans effacer l’humain. Il serait un prolongement du geste, non sa substitution.

Contrairement aux IA génératives, qui apprennent à partir de données massives et souvent étrangères, les systèmes experts demandent une modélisation locale du savoir. Pour coder un système expert du caftan, il faut aller à la rencontre des maâlam, les écouter, formuler leurs règles, comprendre leur logique. Ce travail de formalisation, long et délicat, est aussi un acte de reconnaissance culturelle : on considère que leur savoir vaut la peine d’être mis en système, transmis, respecté.

Ce type d’IA repose sur l’explicite : on sait pourquoi une décision est prise, quelle règle a été appliquée. Pour une culture comme la nôtre, marquée par l’oralité, par la transmission intergénérationnelle, par l’apprentissage par l’œil et la main, c’est un cadre qui permet l’hybridation entre tradition et modernité. Il ne s’agit pas d’imposer une machine sur le savoir, mais d’outiller la mémoire vivante pour qu’elle dure, s’adapte et voyage.

Dans mon livre, je défends l’idée que le présent du Maroc ne peut exister dans le monde numérique qu’en assumant que notre passé est une ressource, pas un obstacle. Les systèmes experts permettent cela : ils intègrent le passé dans le calcul, la règle, l’outil, sans le dissoudre dans des données mondialisées et anonymes.

À l’inverse, les IA génératives, qui apprennent à partir de corpus massifs non maîtrisés, invisibilisent notre patrimoine. Où sont les caftans marocains dans les bases de données qui entraînent ces modèles ? Où sont les savoirs de Fès, de Tétouan, de Rabat, dans les milliers de milliards de mots absorbés par les LLM ? Et surtout, qui décide des réponses, des normes, des esthétiques ?

Revenir aux systèmes experts, ce n’est pas refuser le progrès. C’est choisir une voie marocaine du progrès, où la technologie épouse nos singularités au lieu de les effacer. C’est faire en sorte que le caftan existe aussi dans les bases de l’intelligence artificielle, non pas comme image figée, mais comme processus vivant, modélisé, transmissible et souverain.

L’ambition n’est pas de faire de l’IA un folkloriste, ni un couturier. Elle est de faire de l’IA un outil de souveraineté culturelle et cognitive. Cela suppose :

– De modéliser nos métiers, nos langues, nos savoirs dans des systèmes experts évolutifs ;
– De mobiliser nos universités, nos écoles d’artisanat, nos centres culturels pour cette codification ;
– Et surtout, de refuser de confier notre mémoire à des machines conçues ailleurs, sur des données qui ne nous connaissent pas.

Le Maroc a une carte à jouer, car il dispose d’un capital immatériel fort. Mais encore faut-il que ce capital soit numérisé selon nos règles, dans nos langues, avec nos méthodes. Et les systèmes experts offrent une voie possible : la voie du dialogue entre tradition et technologie.

À l’heure où l’intelligence artificielle menace de lisser le monde, de l’aplatir sous des réponses standardisées, nous devons faire entendre nos plis, nos fils, nos matières. Le caftan n’est pas seulement un vêtement : il est un modèle d’intelligence intégrée, où l’esthétique, la mémoire, la main et l’œil s’unissent.

Construire un système expert du caftan marocain, ce serait un acte politique, poétique et stratégique. Une manière de dire au monde que le Maroc n’est pas un marché de consommation de l’IA, mais un tisseur de sa propre modernité.

Parce que finalement, l’IA n’est pas faite pour produire du texte, mais pour prolonger la culture humaine. Et notre culture mérite d’être prolongée avec dignité.







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