
Je l’ai cherché pendant des mois. On m’avait parlé d’un homme étrange dans les camps du sud qui portait une barbe courte, des gestes lents, une voix douce. Un homme qui soignait sans uniforme, et philosophait sans livre. Il ne priait jamais, mais parlait de Dieu toute la journée.
J’ai rencontré Spinoza. Oui, Baruch Spinoza, le philosophe d’Amsterdam, excommunié par les siens pour avoir voulu penser Dieu autrement. Le même. Ici. À Gaza. Il ne s’était pas réfugié dans les ruines d’une bibliothèque. Il est descendu dans la chair du monde. La Raison sous les Bombes.
⁃ Que faîtes-vous là?
⁃ Je suis venu voir si mes idées tiennent debout dans les ruines. La philosophie
ne sert à rien si elle ne peut rien face à la souffrance.
Il m’a mené dans un dispensaire improvisé où des enfants brûlés attendaient en silence. Il leur parlait sans rien promettre. Il expliquait. Ce qu’est la peur. Ce qu’est la colère. Ce qu’est la joie « La liberté, leur a-t-il dit, commence quand on comprend ce qui nous détruit ».
Je lui ai lu les dernières dépêches : « Le Canada, la France et le Royaume-Uni envisagent de reconnaître l’État de Palestine ». On y lisait une inflexion. Une conscience tardive. Une volonté d'équilibre, disait-on. Il a haussé les épaules. « Reconnaître un peuple que l’on a contribué à enterrer, c’est honorer les morts après avoir armé leurs bourreaux. Que ces États, après des mois, des années, de silence, d’armes vendues, de veto posés, parlent aujourd’hui de reconnaissance... N’est-ce pas là un aveu honteux maquillé en geste noble? Une forme de blanchiment moral par le langage? ». Il n’était ni cynique ni amer. Mais lucide. « Il ne suffit pas de reconnaître la Palestine pour réparer. Il faudrait commencer par se reconnaître soi-même dans ce que l’on a toléré, soutenu, ignoré. Sans vérité, aucune reconnaissance n’est sérieuse. »
Spinoza ne croit pas aux entités abstraites. Ni aux drapeaux. Ni aux frontières comme dogmes. « Un État, disait-il, n’est juste que s’il garantit à chacun la possibilité de penser librement et de vivre sans peur. »
Il ne niait pas le droit des Palestiniens à un État. Bien au contraire. Mais il refusait que ce droit soit utilisé comme écran moral par ceux qui, en armant une partie, avaient participé indirectement au massacre de l’autre. « Une reconnaissance sans réparation, c’est une déclaration sans éthique. » avant de rappeler : « L’Europe, qui a atteint les Lumières, après des siècles de noirceur, utilise aujourd'hui la Raison comme un outil diplomatique, non comme une exigence ».
Sous une tente chauffée au feu de débris, il expliquait à des jeunes ce qu’il entendait par « Dieu ». « Dieu n’est pas une volonté extérieure, mais la nécessité même du réel. Vous êtes en Dieu. Cette pierre est en Dieu. La force qui vous pousse à continuer malgré tout, c’est Dieu. »
Un garçon lui demanda : « Mais Dieu laisse faire ce carnage? » Il se pencha vers lui, et dit : « Dieu ne permet ni n’empêche. Il est la totalité de ce qui est. La vraie question : que faites-vous de cette puissance qui est en vous? ». La résistance, pour Spinoza, n’était pas seulement politique. Elle était ontologique. Être pleinement ce qu’on est, un être pensant, agissant, capable de comprendre, c’est cela résister.
Spinoza ne croit pas aux solutions imposées d’en haut. Ni à la paix comme produit diplomatique. « La paix véritable n’est pas la fin des bombes, c’est la fin de la peur mutuelle. On ne bâtit pas une paix durable sur les ruines de la honte. Il faut que chacun, des deux côtés, retrouve sa puissance propre sans chercher à dominer l’autre. Cela demande une conversion du regard. Un désarmement intérieur. Et cela, aucun traité ne le garantit. »
Avant de le quitter, je lui ai demandé ce qu’il aurait dit à Emmanuel Macron, à Mark Carney, ou au premier ministre britannique. Il a souri doucement : « Je leur aurais dit ceci : Ne reconnaissez pas la Palestine pour vous donner bonne conscience. Reconnaissez d’abord votre complicité dans sa destruction. Reconnaissez que vos intérêts ont pesé plus lourd que la justice. Alors, peut-être, votre geste sera un acte de vérité, et non un simple geste de communication. La vraie reconnaissance n’est pas diplomatique. Elle est morale. Et elle engage réparation. »
Je l’ai vu disparaître dans la foule d’un marché détruit en grande partie, entouré d’enfants qui l’écoutaient plus que leurs professeurs, parce qu’il ne promettait pas le paradis, seulement la clarté. La raison d’être de Spinoza à Gaza, ce n’est pas de parler d’idéaux abstraits. Mais pour penser au ras du sol, là où l’humanité recommence à chaque instant.
Pas le temps de partager un verre de thé avec lui. Même pas un verre d’eau. Il y avait des blessés à soigner. Un oncle à enterrer. Des silences à respecter. Des enfants à rassurer. La philosophie, ici, ne se boit pas lentement au coin d’une table. Elle se murmure entre deux rafales. Deux explosions. Mais avant qu’il ne reparte, j’ai réussi à lui arracher ces derniers mots :
« On ne sortira pas de cette guerre par des discours. On en sortira quand les hommes auront le courage de se regarder en face. Pas pour se juger. Mais pour comprendre… Comprendre que derrière le 7 octobre 2023, se cache une longue et grande injustice. La domination des forts sur les faibles. »
Il n’a pas précisé qui sont les forts, ni qui sont les faibles. Il savait que ces catégories sont mouvantes, piégées. Mais il parlait d’un déséquilibre ancien, d’un rapport de force devenu système, logique, automatisme. Il parlait d’une violence structurelle, maquillée sous le droit, travestie en sécurité, perpétuée par le silence. Ces mots, « la domination des forts sur les faibles », c’était un constat historique, une vérité qui dérange. Ce n’était pas un appel à la vengeance. Ce n’était même pas un cri de révolte. C’était une invitation à la compréhension radicale. Comprendre les causes. Comprendre les humiliations accumulées. Comprendre les peurs instrumentalisées. Comprendre ce qui rend la paix impensable, et la guerre inévitable. Et peut-être, en comprenant, commencer à désarmer. D’abord l’esprit. Puis les mains.
Dans les mains : un cahier et des notes griffonnées à la hâte, le brouillon d’une vérité que je ne saurais entièrement formuler. Alors, je les ai jetées au fond d’une bouteille. Une fois la guerre terminée, quelqu’un les retrouvera. Même à Gaza, en plein génocide, on saura que la pensée continuait de respirer.
J’ai rencontré Spinoza. Oui, Baruch Spinoza, le philosophe d’Amsterdam, excommunié par les siens pour avoir voulu penser Dieu autrement. Le même. Ici. À Gaza. Il ne s’était pas réfugié dans les ruines d’une bibliothèque. Il est descendu dans la chair du monde. La Raison sous les Bombes.
⁃ Que faîtes-vous là?
⁃ Je suis venu voir si mes idées tiennent debout dans les ruines. La philosophie
ne sert à rien si elle ne peut rien face à la souffrance.
Il m’a mené dans un dispensaire improvisé où des enfants brûlés attendaient en silence. Il leur parlait sans rien promettre. Il expliquait. Ce qu’est la peur. Ce qu’est la colère. Ce qu’est la joie « La liberté, leur a-t-il dit, commence quand on comprend ce qui nous détruit ».
Je lui ai lu les dernières dépêches : « Le Canada, la France et le Royaume-Uni envisagent de reconnaître l’État de Palestine ». On y lisait une inflexion. Une conscience tardive. Une volonté d'équilibre, disait-on. Il a haussé les épaules. « Reconnaître un peuple que l’on a contribué à enterrer, c’est honorer les morts après avoir armé leurs bourreaux. Que ces États, après des mois, des années, de silence, d’armes vendues, de veto posés, parlent aujourd’hui de reconnaissance... N’est-ce pas là un aveu honteux maquillé en geste noble? Une forme de blanchiment moral par le langage? ». Il n’était ni cynique ni amer. Mais lucide. « Il ne suffit pas de reconnaître la Palestine pour réparer. Il faudrait commencer par se reconnaître soi-même dans ce que l’on a toléré, soutenu, ignoré. Sans vérité, aucune reconnaissance n’est sérieuse. »
Spinoza ne croit pas aux entités abstraites. Ni aux drapeaux. Ni aux frontières comme dogmes. « Un État, disait-il, n’est juste que s’il garantit à chacun la possibilité de penser librement et de vivre sans peur. »
Il ne niait pas le droit des Palestiniens à un État. Bien au contraire. Mais il refusait que ce droit soit utilisé comme écran moral par ceux qui, en armant une partie, avaient participé indirectement au massacre de l’autre. « Une reconnaissance sans réparation, c’est une déclaration sans éthique. » avant de rappeler : « L’Europe, qui a atteint les Lumières, après des siècles de noirceur, utilise aujourd'hui la Raison comme un outil diplomatique, non comme une exigence ».
Sous une tente chauffée au feu de débris, il expliquait à des jeunes ce qu’il entendait par « Dieu ». « Dieu n’est pas une volonté extérieure, mais la nécessité même du réel. Vous êtes en Dieu. Cette pierre est en Dieu. La force qui vous pousse à continuer malgré tout, c’est Dieu. »
Un garçon lui demanda : « Mais Dieu laisse faire ce carnage? » Il se pencha vers lui, et dit : « Dieu ne permet ni n’empêche. Il est la totalité de ce qui est. La vraie question : que faites-vous de cette puissance qui est en vous? ». La résistance, pour Spinoza, n’était pas seulement politique. Elle était ontologique. Être pleinement ce qu’on est, un être pensant, agissant, capable de comprendre, c’est cela résister.
Spinoza ne croit pas aux solutions imposées d’en haut. Ni à la paix comme produit diplomatique. « La paix véritable n’est pas la fin des bombes, c’est la fin de la peur mutuelle. On ne bâtit pas une paix durable sur les ruines de la honte. Il faut que chacun, des deux côtés, retrouve sa puissance propre sans chercher à dominer l’autre. Cela demande une conversion du regard. Un désarmement intérieur. Et cela, aucun traité ne le garantit. »
Avant de le quitter, je lui ai demandé ce qu’il aurait dit à Emmanuel Macron, à Mark Carney, ou au premier ministre britannique. Il a souri doucement : « Je leur aurais dit ceci : Ne reconnaissez pas la Palestine pour vous donner bonne conscience. Reconnaissez d’abord votre complicité dans sa destruction. Reconnaissez que vos intérêts ont pesé plus lourd que la justice. Alors, peut-être, votre geste sera un acte de vérité, et non un simple geste de communication. La vraie reconnaissance n’est pas diplomatique. Elle est morale. Et elle engage réparation. »
Je l’ai vu disparaître dans la foule d’un marché détruit en grande partie, entouré d’enfants qui l’écoutaient plus que leurs professeurs, parce qu’il ne promettait pas le paradis, seulement la clarté. La raison d’être de Spinoza à Gaza, ce n’est pas de parler d’idéaux abstraits. Mais pour penser au ras du sol, là où l’humanité recommence à chaque instant.
Pas le temps de partager un verre de thé avec lui. Même pas un verre d’eau. Il y avait des blessés à soigner. Un oncle à enterrer. Des silences à respecter. Des enfants à rassurer. La philosophie, ici, ne se boit pas lentement au coin d’une table. Elle se murmure entre deux rafales. Deux explosions. Mais avant qu’il ne reparte, j’ai réussi à lui arracher ces derniers mots :
« On ne sortira pas de cette guerre par des discours. On en sortira quand les hommes auront le courage de se regarder en face. Pas pour se juger. Mais pour comprendre… Comprendre que derrière le 7 octobre 2023, se cache une longue et grande injustice. La domination des forts sur les faibles. »
Il n’a pas précisé qui sont les forts, ni qui sont les faibles. Il savait que ces catégories sont mouvantes, piégées. Mais il parlait d’un déséquilibre ancien, d’un rapport de force devenu système, logique, automatisme. Il parlait d’une violence structurelle, maquillée sous le droit, travestie en sécurité, perpétuée par le silence. Ces mots, « la domination des forts sur les faibles », c’était un constat historique, une vérité qui dérange. Ce n’était pas un appel à la vengeance. Ce n’était même pas un cri de révolte. C’était une invitation à la compréhension radicale. Comprendre les causes. Comprendre les humiliations accumulées. Comprendre les peurs instrumentalisées. Comprendre ce qui rend la paix impensable, et la guerre inévitable. Et peut-être, en comprenant, commencer à désarmer. D’abord l’esprit. Puis les mains.
Dans les mains : un cahier et des notes griffonnées à la hâte, le brouillon d’une vérité que je ne saurais entièrement formuler. Alors, je les ai jetées au fond d’une bouteille. Une fois la guerre terminée, quelqu’un les retrouvera. Même à Gaza, en plein génocide, on saura que la pensée continuait de respirer.
Mohamed Lotfi