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Culture

La psychanalyse au Maroc connaît des résistances de plusieurs ordres


Rédigé par Abdallah BENSMAÏN le Mercredi 25 Mars 2020

L'Europe a résisté à la psychanalyse car elle était allemande, l’Afrique par ce qu’elle est européenne et les pays musulmans par incapacité à faire la différence entre révélation et raison. Le point avec Jalil Bennani.



La psychanalyse au Maroc connaît des résistances de plusieurs ordres

Comment est née et s’est développée la psychanalyse dans les pays du Maghreb et musulmans ?

-Née à Vienne, la psychanalyse s’est introduite au Maghreb durant la période coloniale par des psychiatres français, mais c’est au Maroc qu’elle a réellement existé à cette période. Les théories en cours à cette époque en Europe ont dès lors dominé les pratiques en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Au cours des années soixante-dix, la première psychanalyste marocaine, Leila Cherkaoui, s’est installée à Casablanca. Dans les autres pays musulmans, c’est d’abord en Égypte que la psychanalyse s’est développée dès les années trente grâce aux praticiens égyptiens notamment Mostafa Ziwar, Moustapha Safouan et Sami Ali. C’est ensuite au Liban que la psychanalyse fut introduite dans les années quatre-vingt par Mounir Chamoun, Adnan Houbballah et Adel Akl.

-La psychanalyse a rencontré des résistances à son expansion. A quels types de résistances a-t-elle été confrontée au Maghreb ?

-Les résistances sont de plusieurs ordres. La psychanalyse se différencie de la psychiatrie car son but ne consiste pas d’abord à établir un diagnostic, mais d’avoir une écoute qui prenne en compte le sens des symptômes. En second lieu, les interprétations traditionnelles valent pour le collectif, mais ne répondent pas à l’analyse de l’histoire individuelle et à la compréhension psychique des symptômes. Elles peuvent en outre conduire à des dérives culturalistes qui confinent les patients dans des particularismes régionaux, ethniques ou religieux éloignés de la structure psychique dans son aspect universel. Enfin, il faut évoquer les résistances liées aux croyances. Les patients voulant tout expliquer par la sorcellerie ou la religion rapportent tout ce qui leur arrive aux forces occultes, au destin et à la volonté divine, évitant d’évoquer leur responsabilité dans ce qui leur arrive.

-Complexe d’OEdipe ou complexe fraternel, comment la psychanalyse a-t-elle pu éviter la violence (Caïn tua Abel) pour se concentrer sur l’interdit de l’inceste dans la société?

-Considérons tout d’abord le complexe d’OEdipe dans son universalité. Tout un chacun peut constater la rivalité du petit garçon vis-à-vis de son père, son fantasme d’épouser la mère et celui de la fille vis-à-vis du père. Il y a eu des tentatives d’interroger la psychanalyse à partir d’autres univers culturels et symboliques. Je pense ici au « complexe de Jaoudar » proposé par Abdelwahab Bouhdiba à partir d’un conte des Mille et une nuits, l’ouvrage d’Edmond et Marie-Cécile Ortigues, l’OEdipe africain. Les mutations profondes qui se sont produites dans les cellules familiales, les notions de genre, d’homoparentalité, de famille élargies conduisent à repenser cette structure dans ses modalités premières. Le meurtre d’Abel par Caïn est reconnu comme fondateur de la violence humaine. Pour Freud, les pulsions primitives les plus archaïques existent chez l’être humain. La haine est antérieure à l’amour et la violence est connectée à la pulsion de mort. Endiguer, tempérer, éviter cette violence, c’est le travail de la psychanalyse, l’éducation, la culture, la civilisation.

-Moïse et le monothéisme est le livre fondateur de Freud. En Islam, le problème de la psychanalyse semble une forme d’incapacité à soumettre la révélation à la raison ?

-Dans Moïse et le monothéisme, Freud a poursuivi son élaboration d’une théorie de la religion, mais l’islam fut rapidement écarté de sa recherche. Des siècles avant la naissance de la psychanalyse, la rencontre des trois monothéismes avec ce qui allait devenir la science se fit en Espagne, au Maroc, en France et en Italie aux XIIe et XIIIe siècles. Un musulman, un juif, un chrétien, Averroès, Maïmonide et Thomas d’Aquin ont revendiqué le droit à la raison. Averroès a affirmé la cohérence de la foi et de la science en Islam. Pour le psychanalyste exerçant en terre d’islam, la question de la foi et de la raison se pose au niveau des soins psychiques. La magie et la sorcellerie (Sihr) demeurent très présentes dans notre société et fréquemment associées à la religion, bien que combattues sur un plan théorique par elle. L’écoute des appartenances symboliques des individus permet de dépasser la frontière entre les modes d’approche des pratiques traditionnelles et celles de la psychanalyse.

Propos recueillis
par Abdallah BENSMAIN