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Culture

« Promis le ciel » : Erige Sehiri éclaire les migrations féminines et les silences du réel


Rédigé par Yassine Elalami le Lundi 1 Décembre 2025

Présenté en ouverture de la compétition officielle du Festival international du film de Marrakech, Promis le ciel confirme l’ambition d’Erige Sehiri : replacer les trajectoires féminines subsahariennes au cœur du récit migratoire, dans un cinéma hybride où la fiction s’ancre dans le réel pour révéler des formes d’humanité trop longtemps laissées hors champ.



Née à Lyon en 1982, d’origine tunisienne, Erige Sehiri a grandi aux Minguettes, avant de traverser une série de mondes — universitaires, journalistiques, culturels — qui ont nourri son goût pour les zones grises, les histoires discrètes, les personnages à la lisière. Son installation en Tunisie après la révolution de 2010-2011 marque un tournant : la cinéaste s’engage dans une exploration patiente des réalités sociales, qu’elle aborde d’abord par le documentaire, puis par une fiction qui en conserve le souffle brut.
 
Avec Promis le ciel, long métrage de 93 minutes soutenu par les Ateliers de l’Atlas, Sehiri franchit une étape supplémentaire : donner visage, voix et dignité à ces femmes migrantes subsahariennes souvent invisibilisées dans le cinéma maghrébin.
 
Un récit pluriel, intime, traversé d’une urgence politique
 
Le film suit Marie, pasteure ivoirienne et ancienne journaliste installée à Tunis, qui accueille Naney, jeune mère déterminée à rebâtir son avenir, ainsi que Jolie, étudiante prometteuse soutenant sa famille restée au pays. Lorsque les trois femmes recueillent Kenza, enfant de quatre ans rescapée d’un naufrage, leur foyer improvisé devient un espace où se rejoue une maternité collective, fragile et puissante à la fois.
 
Dans un contexte tunisien traversé par les tensions xénophobes de ces dernières années, Sehiri observe ses protagonistes comme des résistantes silencieuses. Le refuge qu’elles bâtissent n’est pas un simple abri : c’est une manière d’exister malgré tout, dans un monde où les politiques migratoires réduisent souvent les vies à des statistiques.
 
La cinéaste le souligne elle-même : « On parle beaucoup des hommes qui migrent, beaucoup moins des femmes. Elles sont pourtant nombreuses, diplômées, entrepreneures, responsables spirituelles… mais on ne les voit jamais au cinéma. »
 
Une fiction nourrie du réel : la méthode Sehiri
 
Si Promis le ciel donne l’impression d’un film documentaire, c’est précisément parce qu’il s’agit d’une fiction profondément documentée. Deux co-scénaristes, Malika puis Anna, ont accompagné cette recherche de longue haleine : immersion auprès de communautés migrantes, collecte de récits, observation des dynamiques sociales. Ce matériau dense, parfois foisonnant, a ensuite été réorganisé, épuré, sans jamais perdre son ancrage.
 
Sur le plateau, Sehiri privilégie l’organique : le texte s’ajuste, les scènes se recomposent selon l’intensité de l’instant. Acteurs professionnels et non-professionnels se rencontrent dans une même exigence d’authenticité, faisant émerger des moments presque volés à la vie, où les gestes disent autant que les dialogues.
 
Cette fluidité narrative, proche du cinéma choral, permet au film d’éviter le piège du didactisme. Promis le ciel donne à voir des parcours, pas des discours.

La réalisatrice Erige Sehiri et l’actrice Aïssa Maïga au Festival international du film de Marrakech (FIFM).
La réalisatrice Erige Sehiri et l’actrice Aïssa Maïga au Festival international du film de Marrakech (FIFM).
L’écho marocain : une émotion partagée
 
La première marocaine, à Marrakech, a confirmé la pertinence du regard porté par la cinéaste. Le public s’est montré profondément touché, parfois bouleversé. Les spectateurs marocains ont reconnu dans ces trajectoires féminines une résonance intime : leur propre histoire migratoire, leurs propres contradictions, leurs propres angles morts.
 
Comme le résume Sehiri : « Au Maghreb, on interroge notre regard sur les ‘Africains’, comme si nous n’en étions pas. Montrer ce film ici, c’était accepter ce miroir. »
 
Cet échange de regards, entre publics maghrébins et vies subsahariennes filmées sans misérabilisme, est l’un des gestes politiques majeurs du film. Car Promis le ciel travaille précisément à défaire les hiérarchies implicites qui, de part et d’autre de la Méditerranée, assignent les migrants noirs à une altérité sans visage.
 
Le cinéma comme quête d’authenticité
 
Face à la surabondance d’images, de récits formatés et de discours saturés, Sehiri revendique un cinéma de la sincérité : un espace où la fiction ne cherche pas à maquiller le réel, mais à l’incarner.
 
« L’authenticité est devenue primordiale », affirme-t-elle. Ce principe traverse non seulement l’écriture du film, mais aussi sa mise en scène, souvent épurée, centrée sur les corps, le silence, les hésitations. Un cinéma de l’écoute, où la lenteur devient un outil politique pour redonner du temps à ceux qu’on presse habituellement vers l’invisible.
 
En donnant la priorité aux trajectoires féminines, Promis le ciel réoriente le récit migratoire, et plus largement le récit maghrébin. Le film rappelle que la migration ne se limite ni aux tragédies, ni aux déplacements forcés : elle englobe des vies multiples, ambitieuses, souvent lumineuses malgré la précarité.



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