- Le gouverneur de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, a annoncé, récemment, que des paiements de pair à pair et des transferts transfrontaliers, en collaboration avec la Banque centrale d'Égypte et avec le soutien de la Banque Mondiale sont testés. Au-delà de la simple modernisation technologique, quel est l'objectif stratégique principal recherché par Bank Al-Maghrib (BAM) avec le développement du e-Dirham ?
L'e-Dirham s'inscrit dans une vision plus large d'émancipation et de souveraineté numériques pour le Maroc. Bien que Bank Al-Maghrib (BAM) le présente, officiellement, comme un outil de modernisation des services financiers et une réponse aux défis émergents tels que la cybersécurité et la fintech, ce projet répond à plusieurs objectifs stratégiques.
Premièrement, il vise à renforcer l'inclusion financière en élargissant l'accès aux services financiers aux populations peu bancarisées. La banque considère, d'ailleurs, que des campagnes de communication et d'éducation seront essentielles pour établir la confiance du public.
Deuxièmement, l'e-Dirham a pour but de réduire la dépendance au liquide et de sécuriser les flux de transaction. Le Royaume est l'un des pays, avec le plus fort niveau de circulation de billets, qui représente environ 430 milliards de dirhams, soit près de 30 % du PIB. BAM a mis en place un Comité avec les banques et les ministères pour étudier ce phénomène et y apporter des solutions. Une monnaie numérique souveraine permettrait de rendre les transactions plus sûres et traçables.
Troisièmement, le projet entend promouvoir la souveraineté et l'efficacité des paiements. Lors d'un séminaire, en juillet 2025, le gouverneur Abdellatif Jouahri a notamment annoncé que son institution testait des paiements de pair à pair et des transferts transfrontaliers en collaboration avec la Banque centrale d'Égypte et avec le soutien de la Banque Mondiale. L'objectif est de créer une monnaie programmable qui autorise des transferts rapides et ciblés, sans avoir à dépendre de systèmes étrangers.
Enfin, l'e-Dirham a vocation à soutenir l'innovation et l'économie numérique. BAM a déjà lancé un FinTech Center pour encourager le développement de startups. Le e-Dirham s'inscrit dans cette dynamique en servant de base à de nouvelles applications, comme les subventions géolocalisées et programmables. En somme, au-delà de la simple modernisation, l'e-Dirham a pour finalité de redonner à l'État un levier sur sa monnaie, d'affirmer la souveraineté numérique du Maroc et de bâtir une infrastructure de paiements à la fois inclusive et performante.
- Le e-Dirham aura-t-il un impact significatif sur la réduction de l'argent liquide et, par extension, sur l'économie informelle ?
La réduction de la circulation de l'argent liquide est l'un des principaux moteurs du projet e-Dirham. Bank Al-Maghrib a reconnu que le niveau de liquidités au Maroc est « parmi les plus élevés au monde » et souhaite préparer les citoyens à passer progressivement aux moyens de paiement numériques. En théorie, une monnaie numérique facilite le suivi des transactions, ce qui permet de réduire la fraude et le blanchiment d'argent et de lutter contre l'économie informelle.
Elle réduit, également, les coûts de gestion de l'argent liquide (transport, sécurité, contrefaçon) et les risques de perte ou de vol. De plus, elle permet des transferts ciblés comme des aides sociales programmables ou des subventions à durée de vie limitée, ce qui limite les détournements.
Cependant, BAM est consciente des perturbations potentielles. Les expériences internationales, comme celle du Nigeria où la mise en place de l'e-Naira a provoqué des pénuries de cash et des protestations, montrent qu'une adoption précipitée peut échouer.
Le taux d'adoption de l'e-Naira est d'ailleurs resté inférieur à 0,5 % après un an. C'est pourquoi BAM a adopté une approche prudente, en menant des tests internes et en soulignant que le succès du e-Dirham dépendra avant tout de l'adhésion des citoyens. En résumé, l'e-Dirham a le potentiel de réduire la circulation de liquidités et l'économie informelle, à condition de garantir une adoption progressive, de gagner la confiance du public et de mettre en place un cadre réglementaire clair.
- Quel impact sur le rôle des banques commerciales et des institutions financières ?
Dans le modèle envisagé par Bank Al-Maghrib pour l'e-Dirham, les banques commerciales et les institutions financières conserveront un rôle central, tout en étant poussées à évoluer. BAM s'oriente vers une approche à deux niveaux : elle émettra la monnaie numérique, mais ce sont les intermédiaires financiers qui la distribueront et offriront les services aux utilisateurs.
Le gouverneur a, d'ailleurs, précisé que l'e-Dirham servira à la fois pour les transactions de gros entre les banques et pour les paiements de détail. Ainsi, loin de court-circuiter les banques, l'e-Dirham va les inciter à s'adapter aux nouvelles technologies et à proposer de nouveaux services, comme des portefeuilles numériques ou la gestion de clés. En parallèle, les infrastructures nationales de paiement verront leur rôle renforcé, car l'e-Dirham s'appuiera sur ces systèmes pour garantir l'interopérabilité des paiements.
Enfin, BAM encourage l'émergence de nouveaux acteurs, notamment les fintechs, à travers un dialogue constant et un cadre réglementaire flexible. Les banques devront donc innover pour rester compétitives face à ces nouveaux venus, tout en conservant leur rôle de référent et de tiers de confiance. En somme, l'introduction de l'e-Dirham ne réduira pas les banques à de simples intermédiaires passifs, mais les poussera à innover et à s'intégrer dans un écosystème de paiement modernisé.
- Quels défis majeurs pour un déploiement à grande échelle ?
Le déploiement à grande échelle de l'e-Dirham présente plusieurs défis, comme le montrent les expériences internationales. L'un des principaux écueils est l'adoption du public, comme on a pu le voir avec l'e-Naira au Nigeria où un manque de confiance et de sensibilisation a conduit à une très faible adoption.
Au Maroc, Bank Al-Maghrib insiste sur la nécessité de mener des campagnes d'information et des programmes éducatifs pour gagner la confiance des citoyens et leur expliquer les avantages de cette monnaie numérique. Un autre défi majeur réside dans le cadre légal et l'impact macroéconomique.
Selon le gouverneur Abdellatif Jouahri, les questions juridiques et réglementaires sont parmi les plus complexes. Il faudra notamment définir le statut légal de la Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC), assurer la protection des données et des libertés individuelles, et harmoniser ce nouveau cadre avec les textes existants. L'infrastructure et la cybersécurité représentent également des enjeux de taille. Les MNBC exigent des architectures robustes et résilientes. L'exemple de la Banque des Caraïbes orientales (DCash), qui a subi une panne majeure, due à des problèmes de certificat, illustre bien la nécessité pour BAM de garantir une infrastructure toujours disponible et capable de résister aux cyberattaques.
En outre, l'e-Dirham aura des effets sur le secteur financier, car les banques devront adapter leurs modèles économiques, surtout si leurs revenus liés aux paiements sont affectés. Pour une transition en douceur, BAM a prévu un déploiement progressif : elle envisage de commencer par les transactions de gros entre la banque centrale et les banques commerciales avant de le généraliser à un usage de détail.
- Le cadre législatif marocain est-il adapté ou faut-il prévoir des réformes en la matière ?
Bien que le cadre juridique marocain soit déjà solide en ce qui concerne les infrastructures de paiement, Bank Al-Maghrib reconnaît que la mise en place d'une Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC) soulève de nouvelles questions. C'est pourquoi plusieurs initiatives sont en cours pour adapter la législation. En novembre 2024, le gouverneur a annoncé qu'un projet de loi sur les crypto-actifs était en cours d'adoption.
Cette loi doit servir de base pour réglementer l'usage des actifs numériques et protéger les consommateurs et les investisseurs. Parallèlement, le gouverneur Abdellatif Jouahri a déclaré, en juillet 2025, que des études étaient menées pour la révision de la réglementation des paiements. Ce travail, mené avec l'appui de la Banque Mondiale et du FMI, vise à élaborer le cadre légal et réglementaire nécessaire pour la MNBC, en évaluant notamment ses implications macroéconomiques. BAM a aussi engagé une consultation continue avec les fintechs et d'autres institutions financières afin de créer un cadre réglementaire flexible et harmonisé. En résumé, si le Maroc dispose déjà d'une base solide pour les paiements, une adaptation législative significative est essentielle pour consacrer la MNBC comme monnaie ayant cours légal, en définir les modalités d'émission et de circulation, et clarifier les responsabilités des différents intermédiaires.
- Comment BAM envisage-t-elle de garantir la résilience et la sécurité face aux cyberattaques ?
La sécurité est un élément central du projet de Bank Al-Maghrib (BAM) pour l'e-Dirham, et plusieurs mesures sont annoncées pour y parvenir. La banque met en place des technologies de sécurité avancées en collaboration avec ses partenaires. L'e-Dirham utilisera probablement un registre distribué, comme une blockchain privée, qui garantit l'immutabilité et la traçabilité des transactions.
Des signatures électroniques et l'authentification biométrique via l'identité numérique sont également prévues, tout comme une supervision de l'utilisation du cloud. Pour s'assurer d'adopter les meilleures pratiques, BAM a engagé une collaboration internationale avec le FMI, la Banque Mondiale et d'autres banques centrales, qui lui apportent leur soutien en matière de cybersécurité et de gestion des risques. Enfin, BAM renforce la surveillance et la conformité.
Elle prépare un cadre réglementaire pour les crypto-actifs afin de lutter contre la fraude et le blanchiment d'argent, tout en prévoyant de se conformer aux standards internationaux, tels que la norme ISO 20022 et les directives de la Banque des Règlements Internationaux (BIS). En somme, la sécurité de l'e-Dirham reposera sur une combinaison d'une technologie sécurisée, d'infrastructures robustes et de cadres réglementaires stricts, le tout soutenu par une coopération renforcée avec les acteurs privés et les organismes internationaux.
Recueillis par
Safaa KSAANI
Safaa KSAANI