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Interview avec Mohammed Bakrim : Les néo-séries, une métamorphose du spectacle télévisuel


Rédigé par Safaa KSAANI Dimanche 7 Novembre 2021

C’est un véritable phénomène de société qui n’échappe à personne aux quatre coins du globe ! Squid Game, la nouvelle pépite de Netflix, a conquis un très large public dans plus de 80 pays. Explications de Mohammed Bakrim sur ce phénomène.



- La Casa De Papel, Squid Game, Dallas, 24 Heures chrono...pour ne citer que quelques séries télévisées, ont connu un succès sans précédent, un peu partout dans le monde. Comment expliquez-vous ce succès ?

- Le phénomène n’est pas nouveau ; il est aussi ancien que le désir de fiction qui structure notre rapport au monde. Je dirai ainsi que « la sérialité » est une donne anthropologique inhérente à l’humain. Rappelez-vous l’injonction de l’enfant « et après, et après » à la fin du conte que lui raconte sa grand-mère. Il veut connaître toujours la suite. C’est l’origine du récit feuilletonesque qui a connu ses années de gloire avec la presse populaire au 19ème siècle. La série d’aujourd’hui puise ses racines dans cet héritage commun à tous les peuples. La télévision à sa naissance a très vite compris qu’il s’agissait là d’une véritable mine d’or. C’était le point de départ du feuilleton classique, histoire racontée par épisodes en continuité. Et puis arrivent les séries qui mettent plutôt en avant un héros récurrent dans un segment narratif autonome. Destinées au départ à un public domestique restreint, les séries ont très vite gagné en légitimité artistique et intellectuelle et deviennent même des objets d’analyse académiques. L’arrivée des chaînes thématiques qui signent la fin du cinéma à la télévision, les plateformes de streaming vont accélérer cette tendance de la sérialité dominante. Les séries que vous citez sont l’expression de cette tendance que l’on décrit désormais comme l’âge des néo-séries confirmant la métamorphose du spectacle télévisuel. A la base de la néo-série on trouve une grammaire narrative nourrie de l’héritage cinématographique ; plusieurs intrigues entrelacées ; plusieurs personnages ; ambivalence absolue face à la complexité du monde...Avec des thématiques ancrées dans le réel qui interpellent leur public et l’invitent à réfléchir sur la société qui l’entoure (le rapport à l’argent, la violence, l’éclatement de la cellule familiale dans Squid Game).

- Au cours des dernières années, aux séries télévisées sont ajoutées des “sous-séries”, tels que les jeux, des hashtags sur les réseaux sociaux... Quelle lecture en faites-vous ?

- Après l’ère du média unique, l’écran unique, nous avons eu le multimédia et aujourd’hui nous sommes entrés de plain-pied dans l’âge du transmédia ; je vous renvoie à la définition qu’en donne Henri Jenkins : « Un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée ». Une nouvelle donne fruit de la prise du pouvoir absolu par le web et les réseaux qui en découlent. L’image est désormais fragmentée, instantanée, éphémère et multi-écran. La youtubisation des images et des récits est désormais la règle.

- Quels sont les effets sur la société ?

- J’ai envie de dire qu’en la matière notre société est en avance sur son élite. Sur le plan vestimentaire, culinaire...nos femmes, nos jeunes filles, nos jeunes s’ouvrent sur les acquis de la modernité ; ils s’accaparent les gadgets de la communication virtuelle ; ils les adoptent et les adaptent dans une sérénité bien marocaine. Le danger est dans la fermeture et non dans l’ouverture !

- Où réside la dangerosité de ces séries ?

- Je ne suis pas partisan de cette approche. Les séries répondent à une attente réelle et à un désir porté par des schèmes mentaux universels. En outre, il y a ce que l’on pourrait appeler « le filtre culturel » qui permet à une population donnée d’apprécier un objet culturel qui n’est pas issu de sa sphère sans pour autant intégrer ses soubassements idéologiques. Je rappelle que l’Iran du Shah a été inondé de produits américains (culturels, commerciaux...), cela n’a pas empêché le basculement de la société iranienne vers un régime aux antipodes des valeurs prônées par le feuilleton Dallas qui était en vogue dans le monde entier à l’époque !!! Les Grecs sont de grands consommateurs de séries turques et cela n’a rien enlevé aux différends qui opposent les deux voisins. Ceci dit, il y a une dimension pédagogique indéniable à convoquer à l’égard du jeune public, notamment pour le former à l’éducation du regard, à être sensible aux risques d’addiction et aux manipulations qui traversent les réseaux sociaux. La censure et l’interdiction ne sont pas la solution. L’interdiction absurde et stupide du film Much loved n’a pas empêché des millions de gens à le visionner.

- Dans un autre registre, dans le monde arabe, notamment au Maroc, les séries télévisées turques sont envahissantes. Pourquoi est-on parti à l’assaut de ce marché en plein essor ?

- La Turquie est le deuxième exportateur mondial des séries après les USA. Cela ne concerne pas seulement les zones de proximité culturelle (le monde musulman et les pays de l’Asie centrale). Elles marchent très bien en Amérique latine et le Chili est le premier pays importateur des séries turques. En 2018, l’exportation des séries turques dans 146 pays a rapporté 300 millions de dollars ! Une série historique culte, « Le siècle magnifique » a été vendue à 70 pays et vue par 500 millions de spectateurs ! Donc, le Maroc n’est pas le seul. Les raisons de ce succès planétaire sont multiples. Certaines sont communes aux pays fournisseurs d’images (les USA, le Brésil, la Corée du Sud, le Mexique, l’Inde, la Turquie, l’Egypte...), à savoir l’existence d’une tradition romanesque et une littérature populaire ; l’existence d’une grande tradition de cinéma : les séries bénéficient du savoir-faire dramatique et technique des professionnels du cinéma. Et il y a des raisons spécifiques à la Turquie comme le faible coût de production des séries (les salaires sont très bas) ; la magnificence des décors et des paysages ; une dramaturgie simple autour d’intrigues familiales, des comédiens et comédiennes inscrits dans des registres de beauté très étudiés.

Portrait

Un esprit critique
 
De l’Histoire de l’art à l’art de critiquer... Sémiologue et professeur émérite de l’Histoire des cinémas du Maghreb et d’Afrique subsaharienne à l’ESAV-Marrakech, Mohamed est l’auteur de plusieurs livres et articles. Après avoir eu en décembre 1989 un Diplôme des Etudes Approfondies (DEA) en sémiologie de la représentation, Faculté des Lettres Benmsik (Université Hassan 2 – Casablanca), Mohamed Bakrim a occupé plusieurs postes. D’abord responsable de la page cinéma de l’hebdomadaire arabophone Anoual (1984 - 1986) puis chroniqueur et critique de cinéma à Libération (1992-2008).

Ivre de l’image, Mohamed Bakrim a occupé le poste de rédacteur en chef de la revue Cinemag et du magazine de cinéma Soura sur 2M. Membre de plusieurs jurys de cinéma au Maroc, en Afrique, en Asie et en Europe, il a ainsi représenté le Maroc dans plusieurs festivals : Cannes, Berlin, San Sébastian, Amiens, Lyon, Carthage, Beyrouth, Séoul, Alger, Dakar, Johanesbourg, Doha...

Mohamed Bakrim est l’auteur de nombreux articles, études, communications sur le cinéma marocain...publiés et traduits dans plusieurs langues (coréen, espagnol, italien...). Le désir permanent, chroniques cinématographiques (Rabat, 2007), Impressions itinérantes, chroniques cinématographiques (Casablanca, 2011), Le plus beau métier du monde : critique de cinéma, chronique cinématographique (Casablanca, 2015), Abdelkader Lagtaâ, cinéaste de la modernité (Rabat, 2017), Le miroir et l’écho, cinéma et société au Maroc (Casablanca, 2019)... Dernier en date, Pour le documentaire : de l’écriture à la lecture (courant 2021).








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